Violences en cuisine : « Je dis non chef ! »

  • Temps de lecture : 4 min

La journaliste Nora Bouazzouni enquête sur les violences en cuisine. Avec Camille Aumont-Carnel, créatrice du compte Instagram « Je dis non chef ! » qui publie les récits de victimes ou témoins de ces violences, elle a lancé un questionnaire en ligne qui a recueilli des milliers de témoignages.

Dans votre livre Faiminisme : quand le sexisme passe à table (Nouriturfu, Le Poing sur la table) publié en 2017, vous parliez déjà des violences en cuisine, qu’est-ce qui vous a poussé à enquêter sur le sujet ?

Nora Bouazzouni : Le point de départ de ma réflexion a été la publication de deux enquêtes de France Info en 2015, l’une sur les conditions de travail à La Grande Maison de Joël Robuchon et l’autre sur le chef trois étoiles Yannick Alléno, qui a été accusé de coups et harcèlement au Pavillon Ledoyen. J’ai remarqué que très peu de médias ont repris l’information et cela est finalement presque passé inaperçu. Et puis, un an plus tard, la diffusion à la télévision d’une émission « Complément d’enquête sur les violences en cuisine » a marqué un tournant et je pense que c’est à ce moment-là que le public a commencé à réaliser ce qu’il se passait vraiment dans nos restaurants. En 2019, Camille Aumont-Carnel, une ancienne de l’école Ferrandi, a lancé le compte Instagram « Je dis non chef ! » pour dénoncer les violences en cuisine en publiant de vrais témoignages. Après avoir lu les nombreux récits, je l’ai contactée pour que l’on unisse nos forces. Lors du confinement de mars 2020, nous avons lancé un questionnaire en ligne très exhaustif pour faire un état des lieux des violences en cuisine. En 15 jours, nous avons eu une avalanche de réponses, des centaines de témoignages, tous plus édifiants les uns que les autres. À ce jour, nous comptons plus de 3 200 réponses. Cela prouve que les personnes concernées sont prêtes à parler. D’ailleurs, elles ont toujours été prêtes à parler, mais ce qui a changé c’est l’écoute. L’écoute a été libérée.

Selon vous, qu’est-ce qui explique l’affluence de tant de témoignages ?

La gastronomie française est un milieu particulier, où l’omerta règne fortement. Ensuite, le milieu ne respecte pas toujours le Code du travail, en termes d’horaires par exemple. Heures supplémentaires non payées, manque de temps pour aller aux toilettes, pas de congés… Ce sont des réalités dans le secteur. De plus, le fonctionnement en cuisine est trop vertical, c’est souvent militaire, avec un chef tout puissant. Ce n’est pas l’enfer dans tous les restaurants évidemment et heureusement, mais souvent les espaces sont petits, la cadence est infernale, ce qui entraîne ces violences. Et les violences sont systémiques, souvent elles sont racistes et sexistes. Le problème aussi c’est que le chef n’est pas forcément un bon manager, mais dans les faits il doit gérer une équipe. Il y a donc aussi une responsabilité des écoles et des formations. Les jeunes ne doivent pas simplement apprendre à cuisiner, mais bien à travailler en équipe, sans cloisonnement. Il y a un turn-over énorme dans le secteur, qui peine à recruter, ce n’est pas sans raison. Selon moi, les écoles font preuve d’un immobilisme flagrant et de mauvaise volonté. Par exemple, une école privée comme Ferrandi devrait s’engager vraiment dans cette direction. Mais cela avance doucement. Par exemple, les cheffes Marion Goettlé et Manon Fleury ont monté un programme de prévention et de sensibilisation contre les violences sexistes pour les élèves des écoles de cuisine. Elles l’ont proposé à plusieurs établissements, sans avoir beaucoup de réponses. C’est vraiment dommage.

Avec les témoignages que vous recevez, vous avez décidé de mener des enquêtes journalistiques, comment cela se passe-t-il ?

Je recontacte celles et ceux qui le veulent et je commence mon enquête. Ce qui est difficile, c’est que malgré de très nombreux témoignages, nous avons peu de preuves matérielles. Par ailleurs, les victimes n’arrivent pas toujours à qualifier ce qu’elles ont vécu. Dans certains cas, elles ne savent pas qu’il s’agit d’un « viol » ou d’une « agression sexuelle ». Elles ont perdu confiance et c’est souvent la première fois qu’elles en parlent à quelqu’un d’autre. Je pose des questions précises, puis je mène mon enquête dans les règles de la déontologie. Lors du suicide de Taku Sekine en août 2020, je menais une enquête sur lui, mais je ne l’avais pas encore terminée, car il me manquait l’étape dite du contradictoire, très importante, car c’est à ce moment-là que la personne peut répondre, se défendre, confirmer ou encore démentir. Je n’ai malheureusement pas eu le temps de le contacter avant son décès, l’enquête que je menais pour Mediapart n’a donc pas été publiée. Je continue toutefois mon travail journalistique, qui mènera prochainement à la publication d’un ou plusieurs articles, avec des noms.

Pour témoigner, le questionnaire de « Je dis non chef ! » : www.instagram.com/camilleaumontcarnel/

PARTAGER