Serveurs des temps modernes

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Un savoir-faire et une technique au service de l’expérience client. Le service à la française est une composante essentielle de l’art de vivre que mettent en avant nos restaurants. Certaines maisons se portent garantes de cet art et tentent de s’adapter aux exigences du convive moderne, entre gestes spectaculaires, culture et relation client.

La Tour d'Argent est garante des arts du service à la française depuis 1582. Crédits : Hirama.
La Tour d'Argent est garante des arts du service à la française depuis 1582. Crédits : Hirama.

Sur les bords de la Seine, dans le 5e arrondissement de Paris, ils se targuent d’être les« gardiens du temple ». Stéphane Trapier, directeur de la restauration à la Tour d’Argent*, en serait le maître des clefs. On ne peut lui reprocher de se placer en garant des arts du service à la française. Son institution a été pionnière dans la matière depuis sa fondation, en 1582. Si la clientèle a changé au fil du temps, certaines traditions sont restées immuables. Le caneton, marque de fabrique de l’établissement, est toujours découpé en salle, devant le client. Le café, le vin… tout est sujet à mettre en avant le service en salle, pour proposer une expérience« inoubliable au client ».

L’ADN d’un service parfait

« Un client à la Tour d’Argent doit être reçu comme s’il était chez lui, dans une maison bourgeoise en province. Sauf qu’ilest à Paris, au bord de la Seine », raconte Stéphane Trapier. Au cœur de l’expérience proposée, le concept du client roi. C’est peut-être ce qui fait l’ADN du service parfait.« Cela veut dire qu’il faut mettre en œuvre tout ce qu’est capable de faire l’institution pour accéder aux demandes les plus pointues des convives »,explique-t-il. Si des clients veulent du turbot par exemple, alors qu’il n’est pas proposé à la carte.« L’objectif est de trouver une recette de turbot à la dernière minute avec le chef. Et si le même client demande un Chapelle-Chambertin Grand Cru, vous devez vous débrouiller pour pouvoir lui apporter un verre. »

Toutefois, même le roi de France ne pouvait pas faire tout ce qu’il voulait. Et comme ce dernier, le client roi doit faire des concessions.« Si un client veut des cerises au mois de décembre, on passe alorsdans un rôle de pédagogie. Et on doit lui expliquer que faire venir des cerises de loin en hiver n’est pas dans notre philosophie. La limite, c’est notre charte. C’est être conscient que le monde est limité, que la nature ne pourvoit pas tout à tout moment. Mais aussi que certaines choses ont un prix trop élevé. Ouvrir une bouteille de romanée-conti au verre, c’est également compliqué. »Le maître d’hôtel se mue alors en acrobate, pour éviter que son refus n’entraîne la déception.« Il faut toujours un plan B. On ne dit jamais non à un client, on dit “oui, mais”. »

Savoir répondre au client

Le service à la Tour d’Argent ?« C’est un subtil mélange, digne d’un ballet, avec un côté aérien. C’est tout sauf ampoulé. On donne de la légèreté, de l’élégance, dans la tenue, et surtout dans le verbal. C’estpeut-être le plus important, trouver ce juste milieu entre une expression respectueuse et un relationnel naturel. »D’après Stéphane Trapier, un nouveau collaborateur peut mettre plusieurs semaines à s’habituer au phrasé de la maison. Une fois ce stade acquis, le directeur met un point d’honneur à ce que chaque serveur garde sa personnalité, son originalité.

« On ne dit jamais non à un client, on dit "oui mais". » Stéphane Trapier, directeur de la restauration à la Tour d’Argent*

« En mettre plein la vue, c'est ce que viennent chercher une grande partie de nos convives. » Baudoin Arnould, directeur du restaurant Le Taillevent**

« Dans le service du vin, la culture est essentielle. » Paul Robineau, chef sommelier du groupe Taillevent

« Le but est que si le client a apprécié le service d’un collaborateur en particulier, il puisse demander à être servi par le même. Chaque détail compte, rester soi-même dans l’accent, la tenue… »Puis, il y a l’anticipation, la capacité à comprendre le client.« Il faut être capable d’analyser, de se mettre à la place de son prochain. C’est pour cela que je dis toujours qu’un serveur chez nous est un peu psychologue. Il y aura les clients qui auront envie d’être guidés, ceux qui voudront qu’on les laisse tranquilles… Mais tous voudront malgré tout leur petit instant de gloire, c’est pour cela qu’ils viennent chez nous. C’est au serveur de trouver comment le réaliser. »

Des gestes techniques

Si la Tour d’Argent se targue d’avoir« au moins un geste technique pour 100 % des tables »,certaines maisons en ont fait un menu entier. Baudoin Arnould, directeur du restaurant Le Taillevent** (Paris, 8e), à quelques pas de la place de l’Étoile, a pu réaliser ce souhait de longue date avec l’arrivée du chef Giuliano Sperandio. Le menu « gestes du Taillevent » propose d’emmener le client dans un service spectaculaire au sens propre.

Après une mise en bouche caviar servie dans sa cuillère en nacre, le convive voyage entre cuisson du homard en salle, découpe des viandes et poissons – après les avoir choisis lui-même sur un chariot – pour finir avec la crêpe Suzette flambée à la manière du Taillevent. Cette dernière serait aujourd’hui prisée par 70 % des clients à chaque service. Le geste en lui-même, s’il est connu et pratiqué dans la plupart des brasseries parisiennes à la Chandeleur, inspire et donne envie. Les flammes qui s’élèvent du mélange cognac-grand-marnier sont le clou du spectacle.

« En mettre plein la vue »

« C’est une sorte de retour aux sources, comme la découpe de la tourte. Le fait d’en mettre plein la vue, c’est ce que viennent chercher une grande partie de nos convives », soulève Baudoin Arnould. Il va plus loin que la tradition aujourd’hui.

« Une cuisson en salle du homard, c’est presque du jamais vu »,ajoute-t-il. Trois apprentis sont actuellement formés au Taillevent, sous la houlette de Baudoin Arnould. Ils apprennent à être à l’écoute du client, à répéter les gestes techniques et à répondre au client.« Quand j’accueille un nouveau serveur, j’aime lui poser des questions pour tester son niveau de connaissances. Quand je demande ce qu’est un saint-nectaire, la moitié du temps on me répond que c’est du vin rouge. Si je dis que ce n’est pas ça, on me rétorque alors que c’est du blanc. Et si on me dit que c’est du fromage, j’estime que j’ai gagné ma journée », relate-t-il. Si le directeur du restaurant du groupe Taillevent grossit le trait, il défend l’idée que la formation n’est« plus aussi exigeante aujourd’hui ».

Un avis partagé par Paul Robineau, chef sommelier exécutif du groupe.« Dans le service du vin, la culture est essentielle.A contrario, il ne faut pas être orthodoxe, et vouloir à tout prix l’étaler devant le client. C’est vrai qu’aujourd’hui, je constate parfois un manque de curiosité et un manque de prise d’initiative des jeunes serveurs et sommeliers. »

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