Les cuisines fantômes sortent de l’ombre

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Dark kitchen, restaurant virtuel, cloud kitchen… Ces termes représentent, avec quelques nuances, un même concept : des cuisines dans lesquelles les plats préparés sont uniquement destinés à la livraison. Un phénomène qui a récemment pris une ampleur considérable. Explications.

Cuisine, Dark kitchen
Cuisine, Dark kitchen. Crédit : La revue des Comptoirs.

Dans un local situé au fond d’une arrière-cour ou dans les cuisines d’un restaurant traditionnel, les cuisines virtuelles sont de plus en plus nombreuses en France. Ces restaurants sans service à table s’installent, poussés notamment par l’explosion de la demande sur les plate-formes de livraison comme Uber Eats, Deliveroo et Just Eat. « Plus qu’un engouement, c’est une véritable effervescence, proche de celle des food trucks il y a quelques années, affirme Nicolas Nouchi du cabinet CHD Expert. Toute la chaîne de valeurs est enthousiasmée par cette solution, le consommateur, les restaurateurs et les fournisseurs. » Pour bien comprendre le phénomène, il convient d’abord de distinguer deux typologies de ces cuisines fantômes. D’un côté, les « dark kitchens », les grandes cuisines où sont préparés des plats de marques qui n’existent que virtuellement.

De l’autre, les « restaurants virtuels », les établissements traditionnels qui préparent dans leurs propres cuisines des plats en livraison qui n’apparaissent pas sur leur carte habituelle. Parmi les 1 500 cuisines fantômes comptabilisées par l’application Uber Eats, 73 % sont des restaurants indépendants, 15 % des chaînes et 12 % des cuisines dédiées à la livraison. De son côté, Food Service Vision révèle que la France comptabilise actuellement 70 dark kitchens et près de 3 000 restaurants proposent 4 500 marques virtuelles. « Cela évolue très rapidement, les chiffres peuvent varier en peu de temps » , prévient François Blouin, président fondateur. Il estime par ailleurs que la livraison va s’installer durablement dans le paysage des CHR et devrait représenter 19 % du chiffre d’affaires de la restauration commerciale d’ici à 2024. « L’émergence de solutions digitales accélère le développement des dark kitchens et des restaurants virtuels », constate-t-il.

Rapide et efficace

« Nous sommes un restaurant, mais qui ne propose pas à manger sur place », résume Adel Riffi, qui a lancé Savory Kitchens en novembre dernier. Dans son local situé dans le 9e arrondissement de Lyon, son équipe élabore au même endroit les plats de quatre marques distinctes, toutes uniquement destinées à la livraison : les burgers de Politics Burgers, les tacos de Santiago’s Taqueria, les plats végans de Veggie B et les poutines canadiennes d’Osti d’Bûcheron. Pour faciliter et assurer rapidement la préparation des commandes, et donc être mieux référencé sur les plate-formes, l’entrepreneur a étudié les synergies dans les différentes cartes afin de créer un lien entre elles. Il optimise ainsi la place nécessaire et les préparations, minimisant de fait les pertes de marchandises. « Les cartes ont pour point commun les frites de patates douces, c’est un produit différenciant, qui a une bonne conservation et qui se prête à toutes les préparations, de la poutine à l’accompagnement des burgers », explique-t-il.

Adel Riffi a lancé Savory Kitchens fin novembre, pendant le deuxième confinement. Le local se situe dans une arrière cour, sans devanture, donnant sur la rue.

De son côté, Jean Valfort, restaurateur à la tête de Panorama Group (qui regroupe six restaurants traditionnels) a récemment rebaptisé son concept de restauration virtuelle fondé en 2018. Le nom de « Dark kitchen » a laissé la place à « Dévor », un raccourci de « Delivery to your door » (livraison à votre porte).« En ce moment il y a une mauvaise image des dark kitchens , mais je veux montrer qu’elles n’ont rien de “ dark ”, rien de négatif », lance celui qui a développé cinq marques (Fat Fat, Saint Burger, Squeeze Burger, Mama Tacos et Holy Chick) distribuées via quatre restaurants virtuels à Paris et à Bordeaux. Sur place, tout a été pensé pour parfaire les préparations et gagner du temps. « La qualité opérationnelle est très importante : le temps d’acceptation de la commande, la rapidité de préparation et la note du client à la fin, détaille Jean Valfort. Grâce à notre modèle, nous avons des armes efficaces pour être bien présents sur les plate-formes. » Dans ce type de cuisine, l’objectif est simple : présenter des plats prêts à être livrés en moins de dix minutes.

Concernant les coûts, Adel Riffinote que les frais fixes de sa cuisine fantôme sont bien plus faibles que ceux d’un restaurant traditionnel. « Notre loyer est modéré car nous n’avons pas de devanture, nous n’avons pas payé de droit au bail et n’avons eu aucun frais de décoration » , justifie-t-il, assurant disposer déjà d’une trésorerie positive après seulement quatre mois d’activité. Il projette d’ailleurs l’ouverture d’un second lieu en centre-ville de Lyon. Même son de cloche du côté de Jean Valfort, qui estime que dans un restaurant classique le loyer représente entre 8 et 10 % des coûts contre 3 % pour une dark kitchen . De même, les frais de personnel dans le premier cas constituent environ 40 % des coûts, contre 20 % dans le second cas. « Nous recrutons des employés polyvalents, et nous n’avons pas de personnel en salle » , précise l’entrepreneur, ajoutant que la grille de rémunération est celle de la restauration rapide. Toutefois il assure que le seul coût similaire aux restaurants physiques demeure le « food cost » , qui représente environ 30 %. « Nous ne transigeons pas sur la qualité des ingrédients avec lesquels nous travaillons, déclare-t-il. Nous faisons de la répétition à grande échelle de produits artisanaux, nous ne sommes pas en train d’industrialiser la nourriture. »

Optimiser l’espace des cuisines 

Les restaurants virtuels s’imposent eux aussi dans le paysage de la restauration. La start-up Taster, créée en 2017 par un ancien de Deliveroo, présente des contrats de licences aux restaurants (voir Le Canard d’or p. 15) , afin qu’ils préparent dans leur cuisine une ou plusieurs de leurs cinq marques (Bian Dang, A Burgers, Mission Saigon, Out Fry et Stacksando). « Nous avons remarqué que souvent les cuisines sont sous-utilisées et le personnel aussi, mentionne Aubert Loury, directeur d’exploitation chez Taster. Nous proposons aux restaurateurs d’ajouter une activité à leur activité principale et d’optimiser les ressources humaines. » Pour les restaurateurs, l’investissement initial est moindre puisque la plupart des équipements nécessaires sont déjà présents dans les cuisines (friteuse, plancha, etc.). De plus, les recettes ont été pensées pour être rapidement façonnées et adaptées à la livraison. « C’est une formule clés en main, qui peut assurer un revenu de 4 000 € hebdomadaire dès les premières semaines », garantit Aubert Loury.

Le restaurant Le Canard d’or, un des partenaires de Taster, prépare la marque de poulet frit coréen Out Fry.

Taster, actuellement présent dans 52 restaurants et qui sert quelque 5 000 plats quotidiens, revendique occuper la 3 part de marché à Paris en matière de livraison. Par ailleurs, d’autres projets voient le jour, à plus petite échelle, à l’instar de La Petite Ferme, une cloud kitchen fondée par le chef Laurent Thomas, à Lyon . Les plats sont préparés dans un laboratoire situé à plusieurs kilomètres, avant d’être mis en bocal de verre et servis en livraison ou click & collect en centre-ville. « Je ne voulais pas avoir les contraintes de la restauration classique et mon but est d’aller à l’essentiel », explique le chef.

Interdépendance

Alors que l’explosion de la livraison a permis le développement à grande vitesse des restaurants sans présence physique, ces derniers doivent toutefois composer avec les plateformes, qui prélèvent en moyenne 30 % du CA par commande. « Nous ne sommes finalement qu’un maillon de la chaîne et notre travail s’arrête à la porte de la cuisine, c’est parfois frustrant » , reconnaît Adel Riffi. S’il a lui aussi bien conscience de cette dépendance, Jean Valfort assure qu’il n’est pas possible de gérer à la fois les cuisines et la logistique de la livraison. Il indique par ailleurs discuter avec Uber Eats pour le développement d’un service de livraison en marque blanche. Celle-ci porterait donc les couleurs de Dévor, mais serait opérée par Uber Eats, qui prélèverait des taux de commission plus faibles.

« Aujourd’hui, quand vous avez un local commercial vous êtes protégés, il y a l’encadrement du loyer et vous êtes chez vous, mais dans le cas des dark kitchens ou restaurants virtuels, vous n’existez que par les plate-formes, or elles n’ont aucun compte à rendre sur les conditions de votre existence en ligne » , avertit de son côté M Baptiste Robelin, avocat spécialisé en bail commercial, cession de fonds de commerce, et restauration. Selon lui, face au développement des cuisines fantômes, il est urgent de mettre en place une protection, actuellement inexistante. « Il faut raisonner par analogie avec le statut de bail commercial, mis en place en 1953 pour protéger le fonds de commerce, renchérit-il. Une solution pourrait être de créer une redevance afin d’avoir la garantie de garder sa place et sa position sur les plateformes. Ces dernières pouvant être considérées comme un bailleur. »

Dévor prévoit l’ouverture de « dark stores », des dark kitchens dans lesquelles un espace sera dédié au click & collect et dans lesquels il sera possible d’acheter des produits d’épicerie.

Une nouvelle ère

Si le développement de ce type de restaurant est fulgurant, de l’avis des professionnels du secteur, il ne s’agit pas d’une concurrence envers les restaurants avec service à table. « C’est une nouvelle façon de consommer, qui vient plutôt à la place de la cuisine que l’on fait à la maison, estime François Blouin de Food service vision. Les clients qui souhaitent aller au restaurant le feront toujours, ce n’est pas la même expérience. » De son côté, Jean Valfort, qui s’estime surtout en concurrence avec la grande distribution, cherche à aller plus loin et développe un réseau en franchise de « dark store », des dark kitchens avec une partie dédiée à des produits d’épicerie. Situés en centre-ville, ils permettront de se faire livrer aussi bien des plats préparés que des produits d’épicerie. « Nous défendons un modèle, mais nous croyons bien sûr en l’avenir des restaurants, sinon nous n’investirions pas dans nos établissements physiques », soutient-t-il. De son côté, Nicolas Nouchi émet quelques réserves : « Cela fonctionne très bien aujourd’hui, mais demain ? Cet engouement peut dépasser la réalité, car il reste une inconnue : le retour des consommateurs dans les points de vente. »

Faciliter la gestion des livraisons

Pour éviter au restaurateur de devoir naviguer entre les différentes tablettes des entreprises de livraison, la start-up Deliverect propose de les regrouper sur une seule et même plateforme. « Le restaurateur reçoit toutes les commandes au même endroit, il peut également gérer les menus, ainsi que les stocks par exemple », explique Nour Zerelli, general manager France de l’entreprise Deliverect et ancienne de Deliveroo. L’interface peut être directement intégrée dans le système de caisse (PDV). Pour avoir accès au service, Deliverect propose un abonnement mensuel (entre 49 € et 119 €, en fonction du nombre de commandes). Créée en 2018 en Belgique, la start-up est actuellement en pleine expansion. Elle est aujourd’hui présente en Europe, au Canada et au Mexique.

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